J’ai évoqué l’effet miroir il y a 15 jours avec Claire parce que je me sens transformé par les choix radicaux des personnages rencontrés ces 5 derniers mois. D’intenses sensations m’ont amenées à un carrefour de ma vie. Mon fils attend le mois prochain pour emménager avec son amie ; son départ va accélérer ma démarche vers l’indépendance. Les rencontres improbables m’ont fait des clins d’œil. J’ai envie de révolutionner mon existence ; quitter Paris d’abord, pour respirer l’air pur ; cohabiter avec des personnes enthousiasmantes ensuite et vivre au quotidien la transition écologique ; après l’âge de dire et d’écrire, je choisis d’entrer dans l’âge de faire ; à 52 ans il est grand temps !

L’effet miroir a consolidé en moi cette préférence pour la voie pacifique de la résolution des conflits. Je ne suivrai pas la route proposée par certains activistes pour renverser l’ordre établi, même si je peux comprendre les gestes musclés devant tant d’inertie mortelle pour Gaïa. Je ne choisirai pas non plus la proposition de Monsieur Henri à établir le lien entre la protection de la biodiversité et la recherche en Intelligence Artificielle ; non pas que je ne crois pas en l’importance d’orienter les recherches scientifiques vers une sensibilité à Gaïa, mais parce que j’ai besoin d’un humus bien riche pour faire pousser quelques racines bienveillantes et énergisantes. Je garderai le lien avec cette émergence scientifique en faisant quelques piges pour des journaux scientifiques, depuis mon havre de paix. Dans un premier temps, je vais plutôt me détourner des ordinateurs, des smartphones et d’Internet pour construire une alternative un peu sur le modèle de Claire, Christelle et Charlie. Je me prépare à quitter l’appartement parisien que j’occupe depuis 10 ans et vais passer mes prochaines semaines à trier toutes mes affaires, donner ce dont je n’ai pas besoin, et stocker quelques malles d’objets personnels dans la maison d’amis. Suivant l’exemple de Noémie, mes économies me garantissent 3 ans d’autonomie financière en mode de consommation responsable. Je fais le choix du nomadisme, en considérant mes cheveux, mon corps interne et externe, et mes relations à autrui, comme un vaste réseau mycorhizien. Je pourrais profiter de mes errances en terreaux fertiles pour écrire, jouer, dessiner, chanter ou danser, des histoires sur ce monde nouveau qui émerge depuis plusieurs décennies déjà. Entre un départ vers le monde rural ou une adaptation urbaine, mon cœur a choisi l’urbanité rurale, à savoir un village ou une petite ville de moins de 20 000 habitants. J’envisage de prendre le train dès cet été pour une région de France que je jugerai favorable à un possible atterrissage. J’active mes connaissances et ne manquerai pas de contacter Charlie. Là-bas, j’achèterai un vélo avec remorque, un peu d’équipement de camping pour autonomiser mon hébergement, et j’irai à la rencontre des habitats partagés, des écohameaux, quitte à vivre en coloc quelques temps. Je me donne 2 ans pour préparer une mission au Gabon, avec un reportage sur la biodiversité, et mon initiation au Bwiti. Toutes ces réflexions ont progressivement émergé au cours des derniers jours alors que je finalisais la rédaction du livre.

Même si je ne suis pas favorable à toute cette tendance du monde techno au secours de la biodiversité et aux moyens coercitifs que vont devoir respecter les humains pour survivre, j’ai rempli ma part du contrat en m’investissant corps et âme dans la rédaction de l’ouvrage de Claire, à relater le plus fidèlement possible les paroles de toutes les personnes rencontrées.

Avec la soumission des peuples face au CoViD19, Claire semble prête à accepter une forme autoritaire de gestion du monde, entre les humains acceptant le programme, les prochains posthumains et les IA actuelles et futures. Je ne sais pas si les récalcitrants se laisseront dominer ou exterminer sans rien faire mais je pense indispensable que les humains réfléchissent à cette évolution et participent au débat pour s’orienter vers le meilleur scénario possible. Je repense à cette crise paroxysmique qui vient d’étendre sa toile à l’ensemble de la planète.

A défaut de Saint Esprit, est-ce que Gaïa, via les IA et quelques intelligences humaines, aurait pris le contrôle du poste de commande ?

Y-a-t-il un seul pilote dans l’avion ou un ensemble de plusieurs chefs de l’orchestre symphonique Gaïa ?

Ou bien est-ce une coïncidence qui relie la baisse d’activité polluante humaine à l’urgence de la crise de la biodiversité et du climat ?

Je m’apprête à conclure l’ouvrage par cette série de questions. Comme pour tous mes écrits non urgents, je me donne 3 jours de réflexion et 3 relectures intégrales avant le bouclage définitif. Mon expérience de journalisme m’a convaincu du bien-fondé de cette méthode. Je rangerai l’ordi de Claire et expédierai la clé USB à l’ABAC le 12 ou le 13 mai. J’en informe Claire avec un « le 13 mai sera le grand jour ?!!! » sur mon mur Facebook.

Ce vendredi 8 mai il n’y a pas eu de décoration de soldats partis combattre au Mali, au Niger ou en Centrafrique. Chaque rassemblement d’anciens et de nouveaux combattants me fait penser à la proposition d’Eva Joly, candidate écologiste à l’élection présidentielle de 2012, de remplacer le défilé militaire par un défilé citoyen. Elle avait été fortement attaquée sur son origine norvégienne et sa méconnaissance de l’histoire de France, mais elle avait rétorqué que la France était un des rares pays au monde, avec la Chine et la Russie, à faire patrouiller dans sa capitale, chars, lance-missiles, avions de chasse, bombardiers et autres engins de destruction massive. Cette manière de commémorer les guerres semble être une demande forte du complexe militaro-industriel français et des nombreuses personnes favorables à nos opérations extérieures. La transition écologique en est bien éloignée ; merci au CoViD19 de nous obliger à plus d’humilité.

Samedi 9 mai midi, je reçois un texto d’Annabelle me proposant une rencontre dans mon quartier. Elle a donc récupéré mes coordonnées via Charlie. Je l’appelle et nous convenons d’un RDV dans une petite alimentation pas loin de chez moi.

Repenser à elle me ramène dans le Diois, auprès de plusieurs personnes éclairantes, dont Marie. Mon réseau mycorhizien s’active.

Nous faisons semblant de faire nos courses tout en échangeant les nouvelles. Elle a trouvé une personne âgée, amie d’amis, habitant mon quartier qui souhaitait de l’aide pour faire ses courses. C’est son prétexte à sa venue. Je lui propose de venir à la maison pour parler en toute liberté.

– J’ai appris que tu finissais ton ouvrage ces jours-ci. Je n’étais pas certaine de devoir t’informer de ce que j’ai récemment appris mais c’est trop important et je ne peux pas le garder pour moi. Ta relation avec Marie n’avait pas semblé laisser trop de trace car elle ne m’avait pas reparlé de toi. Jusqu’à présent je préférais ne pas revenir sur cette histoire mais Marie s’est fait draguer par un homme qui l’a invitée chez lui à boire un verre, en plein confinement ! Marie n’a peur de rien. Elle a découvert un jeune homme brillant. Sous l’effet de l’alcool, il lui a laissé comprendre que certaines de ses récentes rencontres n’étaient pas le fruit du hasard. Elle voulait en savoir plus mais il restait très discret, laissant entendre qu’il l’a suivait sur les réseaux sociaux, et qu’il avait un penchant pour elle. Elle ne s’est pas livrée à lui lors de cette première rencontre mais l’a invité à manger hier midi. J’ai organisé à la maison le déjeuner d’amoureux tout en prévoyant de rester cachée dans la chambre d’amis. J’ai préparé le repas et cuisiné quelques psylos pour lui faire perdre son self-contrôle. Marie a bien joué son rôle de curieuse aguicheuse. Il devait en raconter toujours plus pour que Marie s’ouvre à lui. Très appétissante, elle lui a délié la langue. J’ai entendu toute son histoire invraisemblable. Hier soir j’ai contacté Charlie pour lui demander tes coordonnées et pouvoir te prévenir. Cet homme travaille comme lobbyiste. Il s’appelle Adrien.

Après quelques questions sur ses apparences, il ne faisait pas de doute que c’était le même Adrien que j’avais rencontré en décembre.

– Il a raconté à Marie comment il l’avait rencontrée ; bien au delà des réseaux sociaux, via une fiche de personnalité d’une start-up pour laquelle il travaille. C’est un ami programmeur qui lui a présenté la fiche de Marie avec plein de photos. Adrien a été séduit et il a cherché à la rencontrer. Il connaît tout d’elle ; son passé, sa famille, ses habitudes, ses lieux de sortie. Elle l’a fait parlé de ces coïncidences qui n’en auraient pas été. Comme il est fier de travailler pour des entreprises puissantes, et un adepte illuminé des big data, Marie l’a mis en confiance en lui faisant croire qu’elle admirait toutes ces capacités high-tech digne du meilleur des mondes. Il a raconté plein de fausses coïncidences dans la vie de Marie depuis septembre dernier. Mais l’histoire qui m’amène à venir te voir aujourd’hui c’est la manière dont a été organisée la rencontre de Marie avec un journaliste lors d’un forum bien-être. Il n’a pas cité ton nom, mais tout concordait. Il savait que tu devais terminer ton livre ces jours-ci. Il semble en contact avec une femme qui te connaît, une grande prêtresse des Intelligences Artificielles. C’est cette femme qui lui a permis de te rencontrer. Et c’est elle qui a planifié ma venue au salon de la mi-décembre. Selon cet Adrien, devenu très bavard au fur et à mesure du déjeuner arrosé de bons vins, il fallait que Marie réveille en toi une certaine énergie. Il a évoqué cela sous la forme d’une thérapie, comme pour te soigner. Ainsi tu as expérimenté, sans le savoir car sinon l’expérience aurait été biaisée et aurait échouée, les services d’une IA spécialisée dans les unions ; une sorte d’IA marieuse. Adrien racontait cela à la légère car Marie faisait semblant de trouver cela rigolo. L’IA a analysé les méta-données de tes réseaux sociaux et a recherché les personnes les plus compatibles, celles ayant le plus de correspondances avec tes centres d’intérêt, tes besoins, tes schémas de pensées. Une variable supplémentaire a consisté à filtrer toutes les personnes connues par une personne qui te connaît. L’IA a retrouvé tous tes amis, relations, collègues, interlocuteurs, famille, proches, et tous les amis de ces amis. Cela fait beaucoup de monde, je me rappelle avoir entendu parler de cette notion de grand nombre dans le film d’Oliver Stone « Snowden« . J‘ai figuré parmi tous ces gens, et Marie aussi. C’est elle qui a le plus fort taux de recouvrement des alliances, ressentis émotionnels et méthodes réactives avec toi ; le plus haut degré de concordance. La différence d’âge n’a pas été un obstacle car les données de Marie montre son intérêt pour les hommes mature. Il a suffit de quelques liens, de quelques infos, de suggestions comme les publicistes savent le faire, pour que je me décide à m’inscrire au forum du bien-être. Puis quelques évocations supplémentaires ont permis à Marie de m’accompagner. Adrien ne connaissait pas les détails de cette rencontre près de Die, il sait seulement que Marie devait s’approcher de toi pour te capter et te canaliser. Puis Adrien a parlé de lui et d’elle ; il lui a fait des avances très sérieuses, il a même parlé mariage avec elle. Marie voulait savoir si l’IA considérait qu’ils étaient compatibles. Du coup il a sorti de sa poche la fiche de Marie et la sienne, avec un taux moyen de succès de 96% en cas d’union. Dans l’après-midi, il lui a quand même avoué que le taux entre elle et toi était de 99%. Il a relativisé ce score en disant qu’avec l’âge le taux augmente, donc que lui et elle atteindraient les 99% au bout de quelques temps de vie commune. Il a utilisé ce moyen pour chercher à convaincre Marie qu’il serait bien mieux que toi au lit ! Je pense que cette femme a essayé de réveiller tes capteurs sensitifs. Tu as aimé Marie, elle t’a aimé. Réveillé par cet amour sublime, tu as été transformé et tu as éclairé ton entourage d’un halo de ressentis du vivant. Cette femme a certainement voulu que tu donnes le meilleur de toi-même dans la rédaction de ce livre sur la biodiversité.

J’étais sonné. Mon corps pesait une tonne. Je n’arrivais pas à me préparer à une prise de parole. Annabelle s’est assise sur le canapé à côté de moi. Elle a posé ma tête sur ses genoux et m’a massé mes tempes et ma nuque. J’ai allongé mes jambes, il me fallait rester immobile, le temps d’évacuer toutes mes pensées paralysantes. Claire avait tout manigancé. Elle m’avait mis une muse dans les pattes, et dans la tête. Je reconnaissais là son engouement pour les technologies au service des humains. J’hésitais à croire en cette prétendue IA marieuse mais mes pensées accrochaient l’image de Marie. Elle me pénétrait intégralement. Marie est mon âme sœur.

Un peu plus tard, ayant repris des forces, nous avons continué notre discussion. Je ne voulais pas poser de questions sur Marie mais mon envie était tellement forte qu’Annabelle m’a parlé d’elle.

– Elle est à la maison, très fâchée par ce qu’elle vient d’apprendre. Avoir été manipulée par un ordinateur, une machine. Elle est affectée aussi par le fait que plusieurs personnes soient au courant. Elle a envie de tout plaquer, de changer d’identité, de fuir Paris.

– Moi aussi.

– Je pense qu’elle serait heureuse de partir avec toi…

A nouveau, mon visage devait être livide.

– Ce que je veux dire par là c’est qu’elle aimerait te revoir.

– Je ne sais pas. Tu lui a dit que tu venais me raconter l’histoire d’Adrien ?

– Oui bien sûr.

– Mon malaise de tout à l’heure provient essentiellement du fait que je connais la femme adepte des IA, et que son lien étroit avec Adrien me surprend d’elle. Peut-être que Marie et moi avons beaucoup de points communs mais je ne sais pas si c’est possible…

Annabelle a écrit le numéro de téléphone de Marie sur sa carte de visite et me l’a tendue.

– Fais comme tu veux. N’hésite pas à me téléphoner si besoin. J’habite à Montreuil, c’est pas loin. Si tu veux on peut se revoir.

– J’envisage de quitter Paris cet été. Cela me fera plaisir de te revoir avant ! Merci de m’avoir raconté tout ça mais je ne sais pas encore ce que je vais en faire.

Quand Annabelle est partie, j’ai d’abord maudit Claire. Je suis allé dans la chambre de mon fils et j’ai tapé sur son sac de frappe jusqu’à m’écrouler d’épuisement. A mon réveil, j’étais calme, prêt à relire le livre une antépénultième fois. Je m’astreins à rester concentré sur l’œuvre à finaliser.

Ce mercredi 13 mai est un jour de fête car je poste la lettre avec la clé USB, puis j’écris un ultime message d’adieu sur mon mur : « Quand vient le temps, l’IA marie la vie au vent ?!!!«